Juste après le décès de Ahmed Pacha le 19 juin 1942, son cousin Mohamed El Moncef, fils de Mohamed Ennacer Pacha bey, avait bénéficié de l’allégeance des dignitaires de la cour, des ministres, des notables de Tunis et des commandants de l’armée; il fut intronisé XVIIIe bey de la dynastie.
En recevant les condoléances des représentants de la population, juste après les funérailles de Ahmed Pacha bey, le nouveau souverain Mohamed El Moncef bouscula soudainement le protocole et s’adressa à ses sujets en ces termes : «Dorénavant, je vous dispense du baisemain, ce geste servile, entaché d’idolâtrie, geste humiliant pour l’être humain; j’exige qu’on me serre la main, car je ne suis pas seulement votre souverain, je suis plutôt votre père ou votre frère. Soyez des hommes, des unis».
Effectivement, durant le règne de ce bey, qui se voulait ami et proche de ses sujets, le baisemain fut banni de la cour beylicale.
L’amour de ses sujets
Un autre fait saillant ayant caractérisé la clôture du cérémonial funèbre, c’est que, au moment où l’on établissait l’inventaire de la succession du bey défunt en présence de Moncef Bey, celui-ci se tourna vers les coffres-forts pleins de pièces d’or et d’argent, en remarquant : «Vous voyez, tout cet argent n’a pas suivi le souverain dans sa tombe. Je vous prends pour témoin que je ne laisserai pas un sou après moi, tout cet argent servira à soulager les misères et les infortunés».
Après la spectaculaire et inattendue abolition du baisemain, Moncef Pacha bey n’avait pas tardé à annoncer la couleur et à se distinguer des autres beys dociles et soumis à l’autorité coloniale sans personnalité, en choisissant le jeudi de chaque semaine pour recevoir personnellement quiconque lui en ferait la demande, fût-il mendiant.
Ses audiences caractérisées par la simplicité de l’accueil relèvent de son souci sincère d’améliorer le sort de ses sujets.
Par ce sentiment imbu d’amour pour ses protégés Mohamed El Moncef Pacha bey avait su transmettre au résident général le message suivant : «Attention, moi, je suis un souverain pour de bon, un bey qui se distingue».
L’amiral Estéva
Jean Pierre Estéva fut nommé résident général de France en juillet 1940. Il avait trouvé sur le trône Ahmed Pacha bey, un vieux bey docile qui ne posait aucun problème.
Seulement, lors de l’investiture du bey Mohamed El Moncef, ce résident général avait compris qu’il avait affaire à un souverain soucieux de ses prérogatives, démocrate et revendicatif. Estéva ne s’attendait pas à un tel changement avec d’éventuelles difficultés… Du coup, l’épreuve de force et le bras de fer entre ces deux hommes commençaient.
Incident du Bardo
Ce fut le 12 octobre 1942 (2 chaouel 1361 hégirien), le 2e jour de l’Aïd El fitr. Le palais du Bardo grouillait de monde. Mohamed El Moncef Pacha bey, accompagné des princes, des hauts dignitaires de la cour, des officiers de la garde, s’apprêtait à recevoir les vœux du résident général, du corps consulaire, des représentants de la colonie française et des corps consulaires.
En recevant le défilé des hauts fonctionnaires d’Etat venus lui présenter les vœux de l’Aïd, il avait importuné le résident général en s’écriant: «Je ne vois que des chapeaux, où sont les chéchias tunisiennes?» Il l’avait importuné aussi en s’adressant au préfet de police en ces termes : «Comment se fait-il que dans cette nombreuse délégation présente devant moi, il n’y ait pas un seul Tunisien?».
De même dans son allocution de bienvenue, Mohamed Moncef Pacha bey avait déclaré solennellement que la Tunisie est un pays d’islam, et qu’il demande aux autorités françaises la plus étroite et la plus loyale collaboration avec les Tunisiens. Il avait déclaré aussi qu’il représentait la plus haute instance du pays et qu’il est le chef suprême de la Nation.
A ce moment, le résident général se détacha du rang du bey et des princes pour s’adresser au souverain en ces termes : «Majesté, tous ces messieurs ici présents ont ma confiance et méritent la vôtre, ils sont dignes de la place qu’ils occupent». Cette phase fut ponctuée d’un geste menaçant de l’index. Le langage, le ton violent et le défi utilisés par le résident général étaient, pour le moins, déplacés et incompatibles avec le respect dû normalement à un souverain.
Tous les assistants se regardaient avec anxiété… Heureusement, l’intolérable malaise ayant plané sur l’assistance a été dissipé comme par enchantement. Le bey n’avait pas donné de l’importance à l’extravagance du résident général. Il avait repris la parole pour souhaiter voir tous les Tunisiens et Français œuvrer sur un pied d’égalité et de conclure son allocution en priant l’amiral Estéva de transmettre au chef d’Etat français ses sentiments d’inébranlable amitié pour la France. L’incident fut ainsi clos.
Tentative de destitution
Juste après l’incident, l’amiral Estéva semblait bouleversé par l’attitude intransigeante du bey qui avait réussi à exhiber sa supériorité, tout en déclarant à l’assistance qu’il était le chef suprême.
Estéva était furieux. Il avait envoyé plusieurs télégrammes au maréchal Pétain, le chef d’Etat français, accusant Mohamed Moncef bey de plusieurs anomalies et de dépassements incompatibles avec les textes du traité du Bardo et de la convention de La Marsa ; textes signés conjointement par la cour beylicale et la France, et ce, dans l’ultime but de faire destituer le bey et le remplacer par le bey de camp, Mohamed Lamine.
Seulement, ses tentatives étaient vouées à l’échec car le président français n’avait pas donné suite à ses doléances.
Source : «L’histoire de Tunisie de Hassen Hosni Abdelwaheb
«Moncef Bey, le roi martyr» de Omar Khelifi